Charles-Emmanuel Côté est professeur titulaire à la Faculté de droit de l'Université Laval, à Québec, où il est également codirecteur du Centre de droit international et transnational (CDIT). Il est Senior Fellow au Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale (CIGI) et avocat inscrit au Barreau du Québec. Son livre sur la participation des parties privées au règlement des différends économiques internationaux a reçu une mention spéciale du jury du prix de l'Institut du droit des affaires mondiales de la Chambre de commerce internationale. Le professeur Côté a précédemment occupé des postes au gouvernement du Québec, ainsi qu'au Centre de droit de la consommation de l'Université catholique de Louvain en Belgique. Il enseigne le droit international public, le droit économique international et le droit constitutionnel.
La récente sentence arbitrale dans l'affaire Bear Creek Mining c. Pérou[1] offre une première interprétation des éléments clés de la troisième génération d'accords canadiens de promotion et de protection des investissements étrangers (APIE). Le Canada a tenté de rééquilibrer le règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) en faveur de l'espace réglementaire du gouvernement dans son modèle d'APIE de 2004. Il l'a fait notamment en important des exceptions commerciales et en restreignant la notion d'expropriation indirecte dans une annexe interprétative. L'importation d'exceptions commerciales demeure plutôt inhabituelle en droit international de l'investissement, mais elle avait déjà commencé dans la deuxième génération d'APIE, dès 1994[2]. L'annexe sur l'expropriation indirecte est semblable à celle que l'on retrouve dans le modèle américain de traité bilatéral d'investissement (TBI) de 2004. Dans l'affaire Bear Creek Mining, un investisseur canadien a réclamé avec succès des dommages-intérêts contre le Pérou sur la base de l'Accord de libre-échange (ALE) Canada-Pérou de 2008[3], qui transpose l'APIE modèle de 2004 dans son chapitre sur l'investissement. Le tribunal arbitral fait des interprétations déroutantes à la fois des exceptions et de l'annexe sur l'expropriation indirecte pour conclure à une violation du traité.
La demande portait sur la révocation du décret suprême 083 qui avait autorisé un investisseur canadien à posséder des concessions minières dans une région frontalière. L'opposition des communautés autochtones locales au projet minier a entraîné des troubles sociaux dans la région, située près de la Bolivie. Le gouvernement péruvien a pris une série de mesures en réponse à cette crise, notamment la révocation de l'autorisation et un moratoire sur toutes les nouvelles demandes de concessions minières dans la région. L'investisseur canadien a soutenu que ces mesures constituaient une expropriation indirecte de ses droits miniers. Le Pérou a fondé sa défense sur l'exercice légitime du pouvoir de police pour faire face à une crise sociale et rétablir l'ordre public dans la région frontalière.
Dans un premier temps, le tribunal arbitral considère l'annexe 812.1 sur l'expropriation indirecte, mais seulement en partie. Il souligne les " définitions et règles plus complètes et détaillées " que celles que l'on trouve dans la plupart des autres TBI[4]. Cependant, pour décider que les mesures constituent une expropriation indirecte, le tribunal ne se concentre que sur les trois facteurs illustratifs mentionnés au paragraphe (b) de l'annexe[5]. Il ignore étonnamment le paragraphe (c), qui est un élément clé du rééquilibrage de l'RDIE et qui prévoit que " sauf dans de rares circonstances [...] les mesures non discriminatoires d'une Partie qui sont conçues et appliquées pour protéger des objectifs légitimes de bien-être public, tels que la santé, la sécurité et l'environnement, ne constituent pas une expropriation indirecte ". Cela ne veut pas dire que les mesures péruviennes entrent clairement dans cette catégorie, mais il est surprenant que les arbitres ne considèrent que partiellement l'annexe, au lieu de procéder à une évaluation globale du caractère expropriatoire des mesures.
Deuxièmement, l'interprétation que le tribunal arbitral donne aux exceptions générales de l'article 2201.3 est également très discutable. Ces exceptions permettent à un État de justifier une mesure autrement illicite parce qu'elle est nécessaire pour protéger la vie ou la santé des personnes, des animaux ou des plantes, pour assurer le respect des lois et des règlements, ou pour la conservation des ressources naturelles épuisables vivantes ou non vivantes. Sans démonstration, le tribunal conclut que les exceptions évincent toutes les défenses fondées sur le droit international coutumier, y compris la défense fondée sur le pouvoir de police[6]. Là encore, il omet complètement de se demander si le paragraphe (c) de l'annexe 821.1 codifie la défense fondée sur le pouvoir de police dans la notion d'expropriation indirecte. Un arbitre est même dissident de cette interprétation et considère que les exceptions générales n'excluent pas la défense coutumière de l'état de nécessité[7]. Plus inquiétant encore, le tribunal considère que les exceptions générales ne seraient d'aucune aide pour justifier les mesures et exclure la responsabilité du Pérou[8] Il n'est pas convaincu que ces mesures seraient qualifiées de nécessaires pour protéger la vie ou la santé humaine. En outre, à supposer que ce soit le cas, le tribunal conclut assez curieusement que : " l'exception de l'article 2201 n'offre aucune dérogation à l'obligation de l'article 812 d'indemniser l'expropriation "[9] Il ne fait aucune démonstration à l'appui de cette interprétation de grande portée. Si cette interprétation des exceptions générales devait triompher dans le temps, elle les priverait de la plupart de leurs effets supposés, du moins en ce qui concerne l'expropriation. Le Canada serait dans l'obligation d'indemniser même pour des mesures justifiées.
Bear Creek Mining est-il un faux départ ou un échec de l'approche canadienne visant à rééquilibrer l'RDIE ? L'affaire United Parcel Service of America v Canada[10] avait déjà montré que les arbitres ne suivraient pas nécessairement de telles tentatives, avec un tribunal se divisant sur l'application de l'exclusion des industries culturelles dans l'ALENA[11]. Compte tenu des faiblesses du raisonnement du tribunal arbitral, Bear Creek Mining est probablement plutôt un faux départ. Néanmoins, il faut se rappeler que l'importation d'exceptions commerciales dans les accords internationaux d'investissement n'est pas une pratique généralisée (rejetée notamment par les États-Unis) et que certains arbitres peuvent être réticents à leur donner plein effet. Une étude récente montre que l'application d'exceptions commerciales aux accords d'investissement n'augmentera pas nécessairement l'autonomie réglementaire des États hôtes[12]. Bear Creek Mining semble valider cette conclusion.
[1] Award, ICSID Case No. ARB/14/21 (Canada-Peru FTA, 30 November 2017).
[2] See e.g. Agreement between the Government of Canada and the Government of Ukraine for the Promotion and Protection of Investments, 24 October 1994, Can TS 1995 No. 23, Art. XVII:3.
[3] Free Trade Agreement between Canada and the Republic of Peru, 29 May 2008, Can TS 2009 No. 15.
[4] Bear Creek Mining, supra note 1, ¶372.
[5] Ibid ¶¶368-415.
[6] Ibid ¶¶471-473.
[7] Bear Creek Mining v Peru, Partial Dissenting Opinion, Professor Philippe Sands QC, ICSID Case No. ARB/14/21, ¶41 (Canada-Peru FTA, 30 November 2017).
[8] Bear Creek Mining, supra note 1, ¶¶ 474-478.
[9] Ibid ¶477.
[10] Award on Merits, ICSID Case No. UNCT/02/1 (NAFTA, 24 May 2007)
[11] Ibid ¶¶137, 162; United Parcel Service of America v Canada, Separate Statement of Dean Ronald A. Cass, ICSID Case No. UNCT/2/1 (NAFTA, 24 May 2007) ¶¶134-154.
[12] Andrew D. Mitchel, James Munro & Tania Voon, “Importing WTO General Exceptions into International Investment Agreements: Proportionality, Myths and Risks”, in Yearbook of International Law and Policy 2016-2017 (forthcoming).
Photo: https://www.flickr.com/photos/dougevans/
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